La semelle rouge pourrait ne plus être exclusivement réservée à Louboutin…

… c’est du moins l’avis de l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui a rendu ses conclusions le 22 juin dernier dans l’affaire qui oppose Louboutin à la chaîne néerlandaise Van Haren et dont le verdict final est attendu d’ici quelques mois.

Christian Louboutin, célèbre chausseur français, a enregistré la semelle de couleur « Pantone 18.1663TP » associée à des « chaussures à talons hauts » comme signe distinctif de sa marque, notamment reconnue comme valable par le TGI de Paris le 16 mars 2017 (voir notre article « Louboutin : les escarpins à semelles rouges 2 »).

Face à ce qu’il considère comme des contrefaçons, le créateur a déjà entrepris plusieurs actions en justice (voir notre article « Louboutin : les escarpins à semelles rouges 1). La dernière en date le conduit devant la Cour de Justice de l’Union Européenne à la suite d’une question préjudicielle (le renvoi préjudiciel est la procédure qui permet à une juridiction nationale d’interroger la CJUE sur l’interprétation ou la validité du droit communautaire dans le cadre d’un litige dont cette juridiction est saisie).

L’affaire débute en 2012 lorsqu’une chaîne néerlandaise de magasins de chaussures, Van Haren, vend des chaussures pour femmes dotées d’un talon haut et d’une semelle rouge. Christian Louboutin entame des poursuites pour contrefaçon contre Van Haren devant le Rechtbank Den Haag (Tribunal de La Haye). Van Haren invoque en défense la nullité de la marque Louboutin sur le fondement des dispositions de la directive européenne 2008/95 refusant l’enregistrement à titre de marque communautaire aux « signes constitués exclusivement […] par la forme qui donne une valeur substantielle au produit » (Article 3, paragraphe 1, sous e), iii)).

Face à cet argument, le Tribunal de La Haye décide de poser à la CJUE la question préjudicielle suivante : la notion de « forme » au sens de l’Article 3 de la directive 2008/95 est-elle limitée aux caractéristiques tridimensionnelles d’un produit (tel que les contours, la dimension, le volume) ou cette disposition vise-t-elle également la couleur (caractéristique non-tridimensionnelle d’un produit) ? L’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne a émis un avis selon lequel la semelle rouge des chaussures Louboutin ne pouvait pas être considérée comme une marque protégée car la disposition en cause lui serait applicable.

Qu’est-ce que la notion de « forme qui donne une valeur substantielle au produit » ?

Une telle forme exerce sur l’attractivité du produit une influence si importante que le fait d’en réserver le bénéfice à une seule entreprise fausserait la concurrence du marché concerné. L’article 3 §1 a donc pour objectif d’éviter l’octroi d’un monopole sur les caractéristiques extérieures d’un produit qui seraient essentielles à son succès et permet donc de les maintenir dans le domaine public. L’idée de « forme » ne permet pas de tenir compte de la réputation de la marque ou de son titulaire.

Le comportement du consommateur, même s’il n’est pas l’unique critère de cette analyse (qui contient également la nature des produits, la valeur artistique de la forme en cause, la spécificité de cette forme par rapport à d’autres formes présentes sur le marché, la stratégie commerciale mise en œuvre etc…), éclaire cette notion :

  • Si la forme ne revêt pas aux yeux du consommateur la première caractéristique qu’il recherche dans le produit, alors la marque est valable puisque la forme ne sert qu’à distinguer un produit d’un autre,
  • Mais si le consommateur se détermine essentiellement en raison de la forme du produit, c’est que cette forme donne sa valeur substantielle au produit qui ne sera donc pas protégé.

La couleur rouge des semelles Louboutin peut-elle être considérée comme une « forme substantielle » ?

C’est la question à laquelle la CJUE, à la suite des conclusions rendues par son avocat général Maciej Szpunar, va devoir répondre.

A titre préliminaire, l’avocat général rappelle deux points essentiels :

  • le régime de protection des marques est indispensable au système de concurrence de l’Union européenne,
  • une marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif lui assurant le monopole du signe enregistré.

A priori ces deux considérations ne sont pas contradictoires mais peuvent entrer en collision lorsque l’enregistrement d’un signe en tant que marque restreint la possibilité d’introduire des produits concurrents sur le marché. Pour apporter une réponse à la question posée, l’avocat général estime qu’il faut avant tout prendre en considération l’objectif de l’article 3 §1 de la directive : éviter que la protection du droit des marques aboutisse à un monopole du titulaire sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d’un produit susceptibles d’être recherchées par un utilisateur dans les produits concurrents.

La difficulté avec les semelles Louboutin réside dans la coexistence de plusieurs signes sur un même produit : la couleur rouge, qui ne peut pas être considérée lorsqu’elle est seule comme une « forme » à proprement parler, et la forme de semelle tridimentionnelle. La question est finalement de savoir si la marque tire son caractère distinctif de la couleur revendiquée elle-même ou bien de l’emplacement précis de la couleur en relation avec d’autres éléments de la forme du produit. .

L’avocat général soutient que la couleur rouge n’est pas revendiquée de façon abstraite mais se confond toujours avec un élément précis du produit, à savoir la semelle et donc que la marque Louboutin est bien une « marque constituée par la forme du produit » revendiquant la protection pour une couleur déterminée en relation avec la forme de semelle.

Or, la couleur rouge de la semelle constituerait une caractéristique utilitaire essentielle du produit au même titre que la couleur argenté d’un produit thermo-réfléchissant. De sorte que la monopolisation de la couleur en relation avec un autre élément de la forme du produit empêche les concurrents de proposer librement des produits incorporant les mêmes caractéristiques.

En définitive, les signes constitués par une couleur soulèveraient les mêmes risques de monopolisation des caractéristiques utilitaires d’un produit que les signes constitués par une forme, c’est pour cette raison que l’avocat général souhaite voir la Cour interpréter de manière extensive l’article 3 §1, sous e) et ainsi l’appliquer à Louboutin qui se verrait alors interdit d’exercer son monopole sur les semelles rouges. Maciej Szpunar incite également les juges de l’Union européenne à maintenir les couleurs dans le domaine public afin de ne pas restreindre les opérateurs.

La décision finale sera rendue ultérieurement par la CJUE qui n’est pas liée par l’avis rendu par l’avocat général mais qui a tendance à suivre ce dernier. Si la Cour confirme que Louboutin ne peut plus bénéficier d’une protection sur sa marque déposée alors aucun juge de l’Union européenne ne sera en droit d’émettre une interprétation divergente et les concurrents de Louboutin pourraient à l’avenir tous commercialiser leurs propres escarpins à semelles rouges.

Source : Conclusions de l’Avocat Général M. Maciej Szpunar présentées le 22 juin 2017

Anne Desmousseaux, Avocat Associée

Caroline Le Calvez, Étudiante – Master 1 Droit Privé, Université Panthéon-Assas, Paris II