L’appellation d’origine protégée (AOP) « Gruyère », l’impossible protection aux États-Unis
Aux États-Unis, l’enregistrement de la marque « Gruyère » a été refusé pour désigner le fromage du même nom. La protection des appellations d’origine protégée n’étant pas un droit reconnu par la législation américaine, le syndicat interprofessionnel du Gruyère suisse, ainsi que le syndicat de Gruyère en France, avaient déposé le 17 septembre 2015 la marque Gruyère auprès de l’office américain de la propriété intellectuelle (USPTO), afin de protéger cette appellation sur l’ensemble du territoire américain.
Cette décision est révélatrice de la difficile reconnaissance des appellations d’origine protégée (AOP) à l’international.
Les appellations d’origine protégée (AOP) : un droit européen ?
Tout d’abord, une appellation d’origine protégée (AOP), a pour but de protéger le savoir-faire d’une région en lui procurant un avantage concurrentiel par rapport à d’autres produits similaires. Il s’agit donc d’un droit de propriété intellectuelle visant à établir un lien entre le savoir-faire d’un produit et son lieu géographique de production, de manière à garantir la qualité des produits. Par exemple, les appellations « Champagne » et « Morbier » sont des appellations d’origine protégée.
Les appellations d’origine protégée (AOP) et les indications géographiques protégées (IGP), bénéficient d’une protection par le droit de l’Union européenne,[1] qui fixe les cas dans lesquels l’utilisation d’une appellation d’origine protégée sera considérée contrefaisante. Un concurrent ne peut pas, par exemple, déposer à titre de marque une dénomination protégée par le droit des appellations d’origine. Une solution similaire est retenue en droit interne à l’article L722-1 du Code de la propriété intellectuelle, prévoyant que « (…) Sont interdits la production, l’offre, la vente, la mise sur le marché, l’importation, l’exportation, le transbordement, l’utilisation ou la détention à ces fins de biens dont la présentation porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte à une indication géographique. »
Malheureusement, la protection des appellations d’origine protégée n’a qu’une portée territoriale et ne peut s’étendre et s’imposer à l’international en l’absence de conventions bilatérales.
Importance des Conventions bilatérales en matière d’appellation d’origine protégée
L’Union européenne a signé deux accords avec le Canada et la Chine afin de permettre la reconnaissance de certaines AOP européennes dans ces pays.
En effet, le premier accord signé avec le Canada, le 30 octobre 2016, a permis la reconnaissance de 145 AOP sur le territoire canadien dont 42 françaises comme le « Roquefort », le « saint-nectaire » ou le « jambon de bayonne ».
L’accord signé avec la Chine, le 14 septembre 2020, se présente quant à lui comme un accord de reconnaissance mutuelle d’AOP. La Chine s’est engagée à reconnaitre 100 AOP d’origine européenne dont 26 françaises, telles que le « Comté » et le « Roquefort ». Réciproquement, 100 AOP chinoises seront protégées dans l’Union européenne, comme l’Anji Bai Cha (thé blanc Anji), le Panjin Da Mi (riz Panjin) et l’Anqiu Da Jiang (gingembre Anqiu).
Cependant, il n’existe à ce jour aucun accord entre l’Union européenne et les États-Unis au sujet de la protection des AOP sur le territoire américain. En conséquence, en application du principe de territorialité, les règles applicables sur le territoire de l’Union européenne, ne peuvent pas être étendues aux États-Unis.
Ce litige fait écho à celui opposant, cet été, le comité interprofessionnel du vin de champagne au gouvernement russe qui s’était approprié l’appellation champagne pour désigner leur vin mousseux. Pour plus d’informations à ce sujet, nous vous reportons à l’article suivant : https://alatis.eu/actualites/champagne-en-passe-de-devenir-russe/.
En conséquence, l’instrument juridique permettant d’obtenir une protection du terme « Gruyère » sur le territoire américain reste donc la marque, à condition que les critères pour son obtention, notamment celui du caractère distinctif du signe, soient réunis.
Caractère « générique » de la marque Gruyère au sens du droit américain
Il est à noter que le syndicat interprofessionnel du Gruyère suisse est titulaire de la marque semi-figurative « Le gruyère SWITZERLAND AOC » n°4398385, enregistrée aux États-Unis depuis le 19 mars 2013.
Par une décision du 15 décembre 2021, un tribunal fédéral américain, a confirmer le bien fondé du refus d’enregistrement de la marque « Gruyère » au motif que cette dernière serait générique. Il s’avère que la signification première du terme « Gruyère », tel qu’il est compris par le public pertinent américain (le consommateur), est un terme générique pour un type de fromage puisqu’il ne se réfère pas uniquement à un fromage provenant d’une région géographique spécifique de production, en l’occurrence de Suisse ou de France. Pour appuyer cet argument, le tribunal avait démontré que le terme « Gruyère » est couramment utilisé dans les dictionnaires, les communications des médias et les événements et documents de l’industrie fromagère, pour désigner un type de fromage sans tenir compte du lieu de production du fromage.
Mécontents de cette décision et bien décidés à faire respecter leurs droits de propriété intellectuelle sur le territoire américain, lequel représente un marché important, le syndicat de Gruyère en France et le syndicat interprofessionnel du Gruyère suisse ont fait appel de cette décision le 7 janvier 2022.
L’affaire est donc à suivre. Le « Gruyère suisse » obtiendra-t-il une protection adéquate aux États-Unis ?
En droit français, conformément à l’article L711-2 du code de la propriété intellectuelle, exigeant d’une marque qu’elle soit distinctive, si cette dernière devient générique, elle ne pourra plus bénéficier de la protection au titre du droit des marques et tombera alors dans le domaine public.
Droit français et marques génériques
En droit français, nous parlons de marques génériques, lorsque « victimes de leur succès » elles sont tombées dans le domaine public. En effet, l’article L714-6 du code de la propriété intellectuelle dispose qu’« Encourt la déchéance de ses droits le titulaire d’une marque devenue de son fait : la désignation usuelle dans le commerce du produit ou du service (…). » Ainsi, des marques comme « botox », « nylon », « fermeture éclair » ou « pina colada » sont tombées dans le domaine public, car au cours des années elles ont perdu leur caractère distinctif. En effet, le consommateur utilisait dans le langage courant le nom de la marque au lieu de désigner le produit ou le service. Or, une marque perd son caractère distinctif lorsqu’elle devient descriptive d’une caractéristique des produits ou services qu’elle désigne.
Au contraire, certaines marques font tout pour défendre leurs droits de propriété intellectuelle. Par exemple, récemment, le groupe Kärcher®, titulaire de la marque du même nom, a demandé à Madame Valérie Pécresse, candidate à l’élection présidentielle de 2022, de ne plus utiliser le terme « Kärcher » dans ses discours de campagne, car il s’agit d’un terme protégé à titre de marque qui ne peut pas être utilisé de manière générique dans le langage courant. Les titulaires des marques Caddie®, Kleenex®, Scotch® ou encore Velcro® se battent également depuis plusieurs années pour conserver leur marque.
Comment lutter contre la dégénérescence de sa marque ?
Il est nécessaire de réagir afin qu’une marque ne deviennent pas le nom usuel d’un produit ou d’un service qu’elle est destinée à protéger. Pour cela, son titulaire doit faire preuve d’une certaine vigilance et intervenir :
- En indiquant par communiqué de presse que votre marque est enregistrée ;
- En précisant par tout moyen que le terme est protégé à titre de marque par la mention « marque enregistrée » ou en apposant le symbole tel que ® à côté du nom de sa marque;
- En demandant aux éditeurs des dictionnaires de faire figurer le nom de la marque à côté de la définition du terme usuel ;
- En faisant des campagnes de sensibilisation et en réagissant aux atteintes, notamment en mettant en demeure toute personne qui utiliserait dans le langage usuel votre marque lors d’une communication au public.
Si l’absence de protection du terme « Gruyère » aux Etats-Unis peut s’avérer dommageable pour les producteurs du véritable produit bénéficiant de l’AOP, le situation inverse existe également.
En France, nous nous sommes, par exemple, approprié des termes tels que « riz basmati », en faisant fi de l’AOP reconnue par les autorités indiennes pour un type de riz cultivé dans la région du Pendjab selon un savoir-faire local. Il en va de même du « yaourt grec » ou du « jambon d’Aoste ».
Au regard de ce litige, il est donc très important de défendre tout autant une AOP non reconnue à l’étranger, qu’un droit de marque pour empêcher qu’il ne devienne une désignation générique et puisse être approprié par tous.
Nos avocats et conseils sont à votre disposition pour examiner ces questions relavant de la vie d’un signe. Ils peuvent être contactés à contact@alatis.eu
Voir aussi : https://alatis.eu/actualites/champagne-en-passe-de-devenir-russe/
[1] Protection des AOP et IGP par le règlement (CEE) n°2081/92 du Conseil du 14 juillet 1992, remplacé par le règlement (CE) n°510/2006 du Conseil du 20 mars 2006, puis par le règlement (UE) n°1151/2012 du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires.