Décision CJ Benelux du 30 septembre 2025 : affaire « Eiffel World »
CJ Benelux, 2e ch., 30 sept. 2025, C-2024/03, Eiffel World c/ ADGE & a.
La Cour de Justice Benelux (CJ Benelux) annule la décision de radiation de la marque verbale « EIFFEL » déposée par la société luxembourgeoise Eiffel World (décision OBPI n°3000382). Elle retient que ni la mauvaise foi (art. 2.2bis, al. 2, CBPI) ni le caractère trompeur (art. 2.2bis, al. 1er, g) ne sont établis.
Faits & procédure
- La société Eiffel World, dépose la marque « EIFFEL » le 13.12.2018, laquelle est enregistrée 12.06.2019 sous le n° 1386899 dans les classes 3, 6, 9, 14, 18, 24, 25, 32, 33, 35, 36, 37, 42, 43, 45. M. Philippe Couperie Eiffel, descendant de Gustave Eiffel, étant alors dirigeant et co-gérant de la société Eiffel World.
- L’Association des Descendants de Gustave Eiffel (ADGE), M. Alain Coupérie-Eiffel et Mme Delphine Berthelot-Eiffel demandent la radiation de cet enregistrement du fait que la marque aurait été déposée de mauvaise foi et pourrait tromper le public sur l’origine des produits marqués.
- L’OBPI (11.12.2023) accueille la demande en se fondant sur l’historique conflictuel entre les parties et sur un engagement ancien de Philippe Coupérie-Eiffel datant de 1995, alors que ce dernier, qui avait fondé l’ADGE, en était alors un membre important.
- La société Eiffel World dépose alors un Recours devant la CJB afin d’obtenir l’infirmation de la décision OBPI n° 3000382.
Le raisonnement de la Cour
1) Mauvaise foi – rappel des critères
La mauvaise foi suppose une intention malhonnête, appréciée globalement au vu d’indices objectifs et concordants (jurisprudence de la CJUE et du TUE Lindt, Koton, Skykick). La bonne foi est présumée ; la charge de la preuve pèse sur le demandeur en nullité.
2) Pas de droit absolu au patronyme au Benelux
La Loi Benelux ne protège pas spécifiquement le nom patronymique. Le fait qu’un signe coïncide avec un patronyme n’est pas en soi un obstacle à l’enregistrement de ce signe comme marque. La Cour en tire deux conséquences :
- L’accord préalable de l’ADGE (association française) n’est pas requis pour un dépôt Benelux ;
- Les engagements privés passés entre l’ADGE et M.Philippe Coupérie-Eiffel en France ne lient pas la société Eiffel World et ne sauraient produire d’effet universel.
3) Absence d’indices concordants de fraude
- L’ADGE n’a pas d’activité ni de notoriété particulière au Benelux, où elle n’exploite pas le nom « EIFFEL » à titre de marque ;
- L’argument tiré de l’absence d’usage sérieux ne suffit pas à révéler une intention malveillante, faute d’autres éléments objectifs : même si Eiffel World n’a pas utilisé sa marque au Benelux entre la date de son dépôt et celle de l’introduction de l’action en radiation, ce dépôt de marque n’est pas en soi constitutif de mauvaise foi.
- Aucune démonstration n’est apportée d’un profit indu de la renommée de Gustave Eiffel par la société Eiffel World.
En conséquence la mauvaise foi n’est pas établi, et la décision de l’OBPI (Office Benelux de la Propriété Intellectuelle) doit être infirmée sur ce point.
4) Caractère trompeur – exigence probatoire élevée
La tromperie suppose action effective d’induire en erreur ou un risque suffisamment grave pour le public pertinent, au regard des produits/services visés.
Or, faute d’activité/notoriété de l’ADGE au Benelux, aucun lien spontané du public entre la marque « EIFFEL » et l’ADGE n’est démontré ; aucune attente spécifique quant aux caractéristiques des produits/services n’est identifiée. En conséquence, la tromperie de la part d’Eiffel World n’est pas avérée et la décision de l’OBPI sera également infirmée sur ce point.
En pratique cet arrêt souligne la conception Benelux en matière de marques, d’interpréter les textes de façon rigoureuse tout en adoptant une approche libérale (commercialement parlant) des conséquences de cette interprétation.
Ainsi les marques constituées d’un nom patronymique même notoire ne bénéficient pas d’une protection spéciale.
Cette position tranche avec le droit français, d’où la nécessité de constituer un portefeuille de marques dans les territoires adoptant une conception identique à celle du Benelux, afin de pouvoir contrôler l’usage d’un tel nom dans la vie des affaires.
L’arrêt rappelle également que le demandeur en nullité (appelée « radiation » en droit Benelux), doit apporter des indices concrets et convergents de mauvaise foi ou de tromperie du public de référence. Les conflits familiaux et engagements privés ne suffisent pas en l’absence d’effet concret et objectif sur le marché concerné.
Enfin, la Cour rappelle que l’absence d’usage n’est pas constitutif de mauvaise foi et martèle la différence entre les deux grands motifs d’annulation d’une marque : l’absence d’usage n’ayant pas de rapport avec la mauvaise foi ou l’absence de caractère distinctif, et réciproquement.
Conclusion
Cet arrêt intervient après une bataille judiciaire qui a opposé pendant de nombreuses années les parties en France et devant l’Office Européen.
Jusqu’à cette décision de la CJB, le droit français s’était toujours appliqué, qui a fait primer les relations contractuelles entre M. Philippe Couperie-Eiffel et certains membres de sa famille sur certains principes du Droit des Marques.
L’Office Européen avait d’ailleurs souligné par deux fois (1) que la nullité des marques européennes « Eiffel » enregistrées au nom de M. Couperie-Eiffel était motivée par l’obligation d’appliquer dans ces affaires le Droit français, très protecteur des noms patronymiques notoires.
Mais le même Office n’avait pas refusé à M. Couperie-Eiffel la possibilité de transformer ses marques européennes en marques nationales, ce qui démontre que le droit européen ne posait pas en interdiction absolue, pour M. Couperie-Eiffel, de déposer « Eiffel » à titre de marque.
L’ADGE, M. Alain Couperie-Eiffel et Mme Delphine Berthelot-Eiffel ont voulu étendre la portée des décisions obtenues en France et partiellement obtenues devant l’Office Européen au territoire Benelux, alors que la déposante de la marque « Eiffel » n’était plus M. Couperie-Eiffel mais une société tierce (dont M. Couperie-Eiffel était toutefois dirigeant).
La Cour rappelle donc ici les limites des droits dont disposent les demandeurs, dont le droit au nom patronymique n’est valable qu’en France mais ne peut s’étendre au-delà.
Cet arrêt consacre la nécessité, pour les porteurs de noms patronymiques célèbres, de se constituer un portefeuille de marques dans les pays adoptant sur ce sujet la même approche que le Benelux.
- EUIPO, 5ème Chambre de Recours, R1940/2020-5, et EUIPO, 5ème Chambre de Recours, R 1106/2020-5